C'était dommage que le zombie ait loupé Nora. En revanche, Nora avait failli ne pas nous louper, Galatée et moi. Elle était carrément dangereuse avec une arme à feu. Une balle avait sifflé entre nous, d'autres s'étaient logées dans le corps du mort-vivant, avant que la jeune femme ne parvienne enfin à viser son cerveau. Apparemment, c'était ce qui les tuait pour de bon.

Le zombie, qui cherchait à me faire un câlin gratuit -tout sauf en douceur- tomba raide sur moi. Son poids m'entraîna en arrière. Je perdis l'équilibre et chutai au sol dans une grimace, avant de repousser le cadavre. C'est fou ce qu'il était lourd ! Haletant, je me relevai et constatai que Nora avait trouvé des boissons. Elle tendit une bouteille d'eau à Galatée tout en prenant un plaisir vicieux à ne pas m'en proposer. Peu importe ! Boire, c'était surfait. J'étais tout à fait capable de survivre en pleine apocalypse avec la gorge sèche comme du gravier.

Je grimaçai en sentant l'odeur pourrie du macchabée imprégner mes vêtements. Son sang noir maculait ma chemise ainsi que mon cou. J'attrapai des serviettes en papier abandonnées près du comptoir pour m'essuyer sommairement. C'était bien la première fois que je rêvais de me baigner à la cascade qui se trouvait au pied de ma cabane, à Neverland.

J'avisai mon chapeau qui était tombé pendant ma chute et le ramassai avant que Nora ne le récupère. Satisfait de l'avoir prise de vitesse, je le posai fièrement sur ma tête.

"Tu veux pas donner ton joujou à quelqu'un qui saura le manoeuvrer ?" demandai-je, arrogant.

Du menton, je désignai le pistolet à sa taille. Considérant son expression irritée, j'ajoutai en roulant des yeux :

"Je pensais pas spécialement à moi. Il y a Galatée, aussi. Je suis sûr qu'elle tire mieux que toi." (sans aucun sous-entendu )

Je contournai Nora avec un sourire narquois et me penchai par-dessus le bar pour attraper une petite bouteille d'Orangina. J'en aimais bien la forme. On aurait dit une grenade. Je l'agitai -sinon la pulpe reste en bas #publicité- la dévissai et en bus plusieurs gorgées. Tout compte fait, je ne me sentais pas capable d'avancer davantage sans m'être désaltéré avant. Une fois fait, je jetai la bouteille au sol, qui explosa dans un concert de bris de verre. J'adressai un sourire aux deux filles, ravi d'avoir mis mon grain de sel dans cette apocalypse à la noix, mais je le perdis vite en constatant que le groupe de zombies au-dehors venait de tourner la tête vers nous d'un même mouvement.

"C'est une blague ? Nora ne les attire pas avec les cinq coups de son flingue mais moi avec ma bouteille, je les fais venir ?" lançai-je, outré.

Certains se déplaçaient mollement dans notre direction. Heureusement que des murs nous protégeaient, même si je me doutais que ça n'allait pas durer...

"Par ici !" dis-je aux filles en prenant les devants.

Je dégainai un surin et m'élançai en dehors de la boutique de vêtements, vers l'allée principale du centre commercial, puis je bifurquai à grands pas vers une allée plus petite. Mieux valait emprunter les chemins moins passants afin de ne pas faire de mauvaises rencontres. D'habitude, j'étais partant pour la bagarre, mais sans pouvoir, cela s'avérait beaucoup plus difficile.

Je me demandais ce que Galatée avait voulu faire avec ses poings, face à son zombie. C'était une technique de combat vraiment très bizarre, tendre les poings sans toucher l'adversaire. Sans doute que ses capacités ne fonctionnaient pas non plus. Je tentais de me souvenir de quoi il s'agissait. J'avais l'impression de l'avoir connue, mais c'est si difficile de fouiller dans la mémoire de quelqu'un d'autre... Un épais mur s'était érigé entre ma précédente vie et l'actuelle. Impossible de l'abattre. C'était la première fois que j'avais envie de me montrer curieux. Cette fille était différente des autres. Elle dégageait quelque chose qui m'était familier et agréable, contrairement aux impressions que j'éprouvais quand je croisais des gens que l'Autre avait côtoyés.

Perdu dans mes pensées, je ralentis l'allure en voyant qu'une double porte fermée par des chaînes se trouvait au bout de l'allée dans laquelle nous nous étions engagés. Quelque chose était écrit dessus en grosses lettres noires et baveuses.

"C'est marqué quoi ?" demandai-je.

Je tournai machinalement la tête vers Nora qui fut loin de se montrer magnanime.

"Bah t'as qu'à le lire !"
"Je sais pas lire." répliquai-je avec détachement.

Il n'y avait aucune honte dans ma voix, car je ne me sentais pas inférieur de ne pas connaître les mystères de l'alphabet. Je savais faire énormément de choses beaucoup plus intéressantes, comme allumer un feu en moins de trois minutes (pas comme Seb) et faire frire les fesses des pirates imprudents.

"Ne te moque pas de nous. Tu as lu le message à côté du pendu, tout à l'heure." fit Nora d'un ton pincé.

J'allais rétorquer quelque chose de bien senti mais me figeai net en réalisant qu'elle avait raison. Je me souvenais parfaitement avoir lu les mots "Nous sommes tous morts". Sur le moment, cela m'avait paru naturel, instinctif. Si bien que je ne m'étais pas rendu compte que j'avais réalisé l'impossible. J'étais décidément trop fort. Se pouvait-il qu'en l'absence de mes pouvoirs, je sois en train de développer un autre don qui était de lire ? Je plissai des yeux vers les mots écrits sur la porte, mais impossible de les déchiffrer. Les formes ne représentaient rien pour moi. Non, je n'étais pas devenu Word Boy, le garçon qui lit plus vite que son ombre. Dans ce cas, avais-je eu un coup de chance auparavant ? Ca me semblait étrange d'être capable de lire seulement occasionnellement.

"C'est possible de savoir lire pendant seulement quelques minutes dans une journée ?" demandai-je, sceptique.

J'observai les filles comme si j'attendais que l'une d'entre elles me le confirme. Nora se contenta de me fixer, bouche bée, d'un air blasé. Ca voulait tout dire. Puis, elle prit sur elle pour demander :

"Attends, t'es vraiment pas capable de lire ça ?"

Je me contentai de lui jeter un regard noir. Elle commençait sérieusement à me courir sur le haricot. Je détestais qu'on me prenne de haut.

Soudain, je me crispai en apercevant quelqu'un marcher droit vers nous. Grand, imposant et charismatique, doté d'une crinière de cheveux dorés coiffée en arrière et d'un cache-oeil, un homme s'avançait. Le visage fermé, il me fixait de son unique oeil. Les pans de son long manteau noir flottaient derrière lui. Tétanisé, je frémis. Instinctivement, ma poigne se resserra autour de mon surin.

Que voulait-il ? Pourquoi était-il ici ? Venait-il me chercher ? Cet homme avait hanté mes rêves pendant des mois. Un infâme pirate. Sa simple vue suffisait à m'angoisser. Je le savais capable des pires sévices. J'avais cru qu'il m'avait retenu prisonnier à l'époque, alors qu'il s'avérait être mon passé. L'Autre, celui qui m'avait précédé. Je ne comprenais pas bien qui il était, ou plutôt qui il avait été. L'écho qu'il m'inspirait n'était que cruauté, noirceur et obstination. Je n'avais peur de rien, sauf de lui. Car je savais que j'étais incapable de lutter contre lui si jamais sa vague de fureur viendrait à déferler sur moi.

Paralysé, je parvins tout de même à articuler aux filles :

"Fuyez... Fuyez !"

Je ne voulais pas que l'Autre leur fasse du mal. L'ombre d'un sourire se dessina sur ses lèvres craquelées par le sel de la mer. Mes paroles l'amusait-il ?

Il continuait d'avancer de sa démarche assurée. Je rassemblai tout mon courage, prêt à lever le surin pour le planter dans son coeur. Cela suffirait-il à l'arrêter ? Son sourire se fit à la fois jovial et légèrement malicieux alors qu'il déclarait :

"Galatée..."

Surpris, je tournai la tête vers elle, mais l'Autre ne la regardait pas. Le pirate borgne observait un point derrière moi. Jusqu'à présent, j'avais cru que toute son attention était braquée sur moi, alors qu'en réalité...

Je jetai un coup d'oeil par-dessus mon épaule et aperçus une autre Galatée, habillée d'une armure rouge et bleue étincelante, le corps parcouru de filaments dorés presque aveuglants. Je battis des cils, le souffle coupé. Qu'est-ce qu'elle était belle... Je m'en voulus aussitôt d'avoir pensé une telle chose. Cette pensée ne m'appartenait pas. C'était celle de l'Autre. La tête haute, les cheveux flottant dans un halo doré, elle observait le pirate borgne avec le même petit sourire en coin. Son regard enflamma mes joues.

Subitement, ils disparurent tous les deux. J'avais cligné des yeux. Le souffle court, je m'appuyai contre la porte bloquée par les chaînes.

Un regard en direction des filles me laissa sous-entendre qu'elles n'avaient pas vu ce que j'avais vu, car elles m'observaient comme si j'avais une case en moins. Après tout, de leur point de vue, j'avais eu l'air effrayé par absolument... rien. Je leur avais conseillé de fuir, en plus. Nora allait sûrement se moquer de moi. Quant à Galatée...

La tête penchée, je risquai un regard dans sa direction. Mes joues s'embrasèrent aussitôt et je baissai les yeux, espérant que ma gêne disparaisse.

"J'ai eu une vision... enfin je crois que c'est un truc comme ça... Ca m'arrive, parfois. Tu étais dedans... dans une armure. Et tu... brillais."

J'avalai ma salive avec difficulté car plus je racontais, et plus je songeais à quel point ses cheveux bougeaient bien dans le halo doré, de façon presque irréelle, et à quel point son regard et son sourire réchauffaient mon coeur d'une façon que je ne m'expliquais pas.

J'en vins à une seule conclusion : l'Autre avait été son amoureux. Ils étaient sûrement sortis ensemble. A cette idée, je grimaçai avant de rougir à nouveau très violemment. Ce qui m'énerva d'autant plus. D'habitude, je ne perdais jamais mes moyens.

J'avais un avantage : j'étais le seul à savoir, puisque je n'avais plus la même apparence. Par conséquent, il suffisait que je me comporte naturellement et Galatée ne saurait jamais que j'avais été l'Autre.

Arrête de rougir, arrête de rougir, arrête de rougir, me répétai-je mentalement comme un acharné.

Avez-vous déjà remarqué que quand vous vous concentrez là-dessus, c'est exactement l'inverse qui se produit ? J'avais tellement chaud que j'arrivais à peine à respirer. Impossible de soutenir le regard de la jeune femme.

"On... on bouge." dis-je d'un ton impérieux, les yeux rivés sur mes chaussures.

Cependant, au moment de prendre la tête de la marche, je reculai d'un pas et fis signe à Galatée de passer. Je venais de me montrer galant. Ce mot me hérissa. Je tapai du plat de ma main contre mon front, exaspéré par mon geste. Evidemment, Nora remarqua toute la scène. Aussi je maugréai :

"Quoi ? Tu veux ma photo ?"

Je lui passai devant en lui tirant la langue, talonnant Galatée de près. Au moins, si elle marchait en tête, je ne risquais plus de rougir.