La balle roulait entre ses doigts, dans un sens, puis dans l’autre. Le bout pointu percutait sa peau blanche, essayait de creuser un trou loin, très loin dans ses chairs, jusqu’à l’âme détruite du criminel. À quoi ressemblait-elle, son âme ? Un halo sombre, aussi ténébreux que la matière noire qui avait, à une autre époque, remué dans ses veines, plus que son propre sang. Les ombres des Nibelungen dansaient sur ses épaules, autrefois. Il se souvenait de la sensation de la malédiction qui avait fait de lui un être immortel, un criminel errant dans la galaxie pour rattraper ses erreurs. Que pouvait-il rattraper ? Il avait mérité la peine de mort lancée sur sa tête, les chaînes qui le retenaient prisonnier au cœur de son propre vaisseau pour sa destruction.
Pourtant, il n’était pas mort.
Ses yeux clairs remontèrent de la table à son interlocuteur. L’homme devant lui, plus jeune, plus petit, moins costaud, beaucoup moins impressionnant, remua sur son siège et détourna le regard. Il savait, Áron, que la balle qu’il tenait entre ses doigts lui était destinée, glissée dans son chargeur pour que l’arme lui explose à la gueule. Ingénieux, en un sens. Dangereux, sans le moindre doute. Le criminel vérifiait toujours son équipement avant de l’utiliser. Il ne ferait plus l’erreur de laisser son pistolet sans surveillance. Ce qui n’arrivait jamais, normalement. Sauf que plus rien n’était normal, depuis les derniers événements.
Áron avait, parfois, le regard tourné ailleurs, les pensées braquées sur ce qu’il avait vécu, dans une ferme en dehors de la ville. La jeune Hoops poussée trop vite dans les ennuis, à perdre ce qu’elle avait, sans doute, de plus cher en ce monde pour résoudre une enquête à laquelle il n’était pas certain d’avoir tout compris. Ou à laquelle il ne voulait pas tout comprendre. Áron se demandait, parfois, s’il n’existait pas un moyen d’inverser le processus, de rendre à Judith ce qu’elle avait perdu pour… rien.
La main du criminel se plaqua soudain à la table, sous le coup de la colère. La balle, au creux de sa paume, lui fit mal, mais il n’en montra rien. Devant lui, l’autre sursauta et se crispa, prêt à bondir hors de portée de l’infiltré, pour échapper à sa vengeance. Sauf que le brun n’avait pas le goût de la vengeance. Il regrettait, presque, que la balle n’ait pas été chargée, le chien enclenché, pour que le canon explose entre ses mains et lui déchire le visage. Aurait-il pu en mourir ? Pourquoi essayer de le tuer ? Une guerre d’ego, sans doute. Puisqu’il venait de gagner un grade, dans l’organisation, au détriment de celui qui se tenait devant lui.
– Recommence, souffla-t-il, d’une voix sombre, en posant la balle bien droite sur la table, et je te l’enfonce dans la gorge. (Il profita du lourd silence pour braquer son regard sur l’autre.) Sans passer par la bouche, évidemment.
Il aurait pu le dire à leurs supérieurs, se plaindre du coup bas, prouver qu’il aurait pu être victime d’un « frère ». Sauf qu’il n’en avait pas envie. Áron préférait gérer les choses lui-même et éviter, au jeune qui lui faisait face, de subir les représailles de criminels beaucoup trop dangereux pour lui. Il n’était qu’un gamin qui apprenait à survivre dans un monde qu’il n’aurait pas dû rejoindre. Au fond, le brun ne lui voulait pas de mal. Il espérait, presque, qu’il puisse se sortir de là, trouver sa véritable voie, échapper aux mafias. Même s’il savait pertinemment que c’était trop tard.
Sans un regard pour celui qui n’osait plus bouger d’un millimètre, de peur de s’attirer la colère de l’infiltré, Áron se leva de sa chaise et échappa au hangar sombre dans lequel ils se réfugiaient, entre deux coups montés. La cigarette qu’il coinça entre ses lèvres détendit ses muscles, son esprit bloqué sur une mission qui ne le concernait pas le moins du monde. Il se gorgea de fumée et la recracha lentement, pour la laisser couler sur son visage. La matière noire de l’Acardia lui manquait, mais il ne pouvait plus piloter son cuirassé, traverser l’univers à la recherche des nœuds du temps.
Il ne lui restait qu’une alternative.
Áron enfourcha sa moto, alluma le contact et partit dans une embardée, maître de son véhicule. Il traversa la ville à toute vitesse, baigné par les halos jaunâtres des lampadaires, et se gara dans le garage habituel, pour troquer son véhicule contre une voiture de sport. Le bel engin était flambant neuf, tout juste remis de ses éraflures, un bon coup de peinture neuve balancé sur sa carrosserie. Il ne restait aucune trace de la précédente course et le brun jurait qu’il ferait attention, cette fois-ci, de ne pas l’abîmer davantage.
Il échangea quelques mots avec son propriétaire, jura de revenir avant l’aube, et prit place derrière le volant. Le capitaine avait beau apprécier sa moto, la sensation d’un volant, entre ses mains, lui rappelait plus sûrement le gouvernail de l’Arcadia. Seule une conscience ténue du danger, de l’impossibilité de la manœuvre, le retenait de braquer brusquement vers ses adversaires pour écraser le nez de sa voiture dans le flanc des leurs, comme il le faisait, autrefois, avant d’aborder un vaisseau.
La voiture grogna comme un lion, en bondissant sur le trottoir, pour rejoindre les extérieurs de la ville. Áron était un pilote hors-pair. Après avoir conduit un cuirassé de la taille de l’Arcadia, aussi bien sur les planètes que dans l’espace, les voitures n’avaient plus vraiment de secret pour lui. Il savait contrôler son véhicule d’une main de maître et n’avait jamais eu d’accident. Quelques accrochages, peut-être, mais c’était monnaie courante, pendant leurs courses illégales, dans les alentours de Storybrooke. C’était, d’ailleurs, l’une de ces courses qu’il rejoignait à toute vitesse pour ne pas arriver en retard et ne pas louper le top départ.
Arrivé sur place, au pied d’une route qui grimpait une colline en lacet, il se gara près des autres et sortit pour s’inquiéter des participants. Il ne fut pas étonné de voir, sur leurs visages, qu’il n’était pas toujours le bienvenu. Ses exploits ne plaisaient pas aux concurrents et certains passaient, parfois, plus de temps à essayer de le faire sortir de la route que d’atteindre l’arrivée. Lui s’en fichait. Ils pouvaient essayer tant qu’ils le voulaient, Áron n’était pas le genre à se laisser avoir si facilement.
Alors qu’il échangeait une poignée de mains avec les organisateurs et quelques rivaux qui n’avaient pas envie de l’étrangler, les yeux clairs du capitaine glissèrent sur un concurrent qu’il n’avait jamais vu dans le coin, pendant l’une de ces courses. Ce qui ne voulait pas dire qu’il ne le connaissait pas. Áron reconnut un visage du passé, sorti tout droit d’une époque où le criminel traînait dans le sillage d’un trafic de drogue qui avait mal fini. Le brun avait balancé tout son groupe et était le seul à en être sorti sans mal. Il se souvenait encore des yeux suspicieux, braqués sur son dos, jusqu’à ce que les menottes des policiers se referment sur ses poignets. Il n’était pas passé loin d’être grillé.
Sans trop savoir s’il devait le saluer, lui adresser la parole ou garder ses distances pour éviter qu’Antonio ne retrouve la suspicion qu’il avait dû couver à son égard, Áron se contenta de lui adresser un léger signe de tête et revint se poser contre son véhicule, pour une dernière cigarette avant le top départ. Il aurait aimé pouvoir partir pour fuir le cuisinier, mais il savait pertinemment que ce serait suspect. Il resta, donc, bien sagement appuyé contre le capot de la voiture, à tirer quelques lattes pour se détendre et se donner l’air de celui qui n’a rien à se reprocher.
Même s’il était plein de reproches, jusqu’à en craquer.