De la paperasse. Encore et toujours. J'avais la tête comme un bocal rempli de varech. J'en perdais bien souvent la notion du temps, dérivant sur les vagues houleuses de la bureaucratie. Parfois, je levai les yeux et découvrais, ahurie, que la nuit était tombée.

Dans la tour Blackstorm, tout était réglé au millimètre près afin qu'on ne manque de rien, hormis d'humanité. Les murs des couloirs étaient gris, sans décoration particulière, et les open spaces des niveaux inférieurs entièrement vitrés. Des caméras partout, de sorte à éviter tout relâchement des employés. Dès qu'un élément se révélait décevant, il était remplacé. Ainsi fonctionnait la politique Blackstorm. L'efficacité et la rentabilité étaient les maîtres mots.

Ces méthodes me révulsaient. Les salariés les plus méritants siégeaient dans les derniers étages de la Tour. L'élite. Une bande de petits chefs prétentieux qui se prenaient pour les maîtres du monde. Malgré leur "haut rang", ils n'échappaient pas à la vigilance des caméras. Nul n'était à l'abri.

Vanessa Poulypous m'avait accordée un bureau au 42ème étage de la Tour, soit l'avant dernier. Un privilège, d'après elle. Au moins, je jouissais d'un espace privé, doté de vrais murs opaques et auquel l'ascenseur accédait directement. J'avais placé ma table de bureau extra-longue de sorte à me trouver dos à la baie vitrée, car la vue me donnait le vertige. Etrangement, dans les profondeurs sous-marines, on ne ressent pas l'appel du vide de la même façon. Dans mon bureau, aucune caméra n'était visible, mais je me doutais que j'étais observée. Nul n'échappe à la vigilance vicieuse dans la Tour. Je ne bénéficiais d'aucun traitement de faveur.

On m'avait confiée la tâche de signer de menus contrats, croyant sans doute que j'allais m'en contenter. Je les reprenais point par point, et signalai ensuite les lacunes à Poulypous. Je ne signais jamais tant qu'ils n'étaient pas remaniés au préalable. Je mettais autant de bâtons dans les roues que je pouvais dans l'entreprise. C'était toujours ça de gagné. Quelques cailloux jetés dans l'océan de la multinationale.

Un jour, je parviendrai à renverser Poulypous et obtenir les pleins pouvoirs sur la société de mon père. En attendant, je me contentais de faire de petits remous. Déranger les gros poissons. Enerver les requins jusqu'à ce qu'ils attaquent et me laissent une fenêtre de tir. J'étais prête à les recevoir.

En revanche, rien ne me préparait à la rencontre que je fis ce jour-là. J'entendis la sonnerie aseptisée de l'ascenseur annonçant que j'allais recevoir de la visite. Maussade, je me massai le crâne et levai les yeux d'un énième dossier.

Athéna. La déesse.

En la voyant, mon coeur manqua un battement. Les questions fusèrent dans mon esprit mais mon visage demeura de marbre.

"Tiens, tu t'es souvenue que j'existais, ou c'est le nom sur le building qui te l'a rappelé ?"

Cynique. Hautaine. Je croisai les bras. Une rage sourde me dévorait les entrailles. Je ne voulais pas lui montrer que son absence avait pesé lourdement. Tout le monde finissait toujours par me laisser tomber. Ce n'était pas nouveau. J'étais un poisson solitaire. Ca n'aurait pas dû m'atteindre, et pourtant...

Mon oeil acéré remarqua le badge qui pendait à son cou. Andréa Cassidy, pour le Times. Elle s'était faite passer pour une journaliste.

"Ah, c'est toi qui viens m'interviewer." fis-je, sarcastique. "Je ne savais pas que les dieux travaillaient. Ca vous fait passer le temps, sûrement..."

Un petit soupir morose m'échappa.

"Je t'écoute. Pose toutes les questions que tu veux. Tu es là pour ça, non ?"

Je la fixai d'un regard perçant, les bras toujours croisés, tout en faisant tourner légèrement mon fauteuil de gauche à droite.

Je manquai de sourire à son trait d'humour. De la lumière dans la Tour Blackstorm, c'était un euphémisme. A la nuit tombée, ce bâtiment était l'un des plus éclairés de la ville, transformant les 43 étages en véritables vitrines éclairées.

"Ca baigne dans l'huile." mentis-je à sa question.

A sa remarque sur la vue, je fis pivoter le fauteuil et jetai un coup d'oeil par-dessus mon épaule. Une fois encore, je me sentis happée par le vide. Un frisson désagréable parcourut mon échine et je fis craquer les muscles de ma nuque.

"Et toi ? Tu as l'air usée."

Je la fixai d'un regard incisif, mais je sentais que ça n'était pas suffisant. Je voulais lui faire mal, la blesser pour qu'elle ne se relève pas. Après tout, ça devait être dans mes gènes d'être mauvaise. J'avais été à bonne école avec mon père et mon frère.

"Est-ce que tu reviens vers moi parce que tout le monde dans tes connaissances a fini par te tourner le dos ?"

Mes doigts tapotèrent nerveusement mes bras croisés. Un tic agita le coin de ma bouche tandis que mes yeux se posaient sur un point juste à côté d'elle. Pensive, je déclarai :

"Je suis sûrement ta seule bouée de sauvetage, la seule personne à laquelle tu peux te raccrocher. C'est quand même insensé... tu as plusieurs millions d'années et pourtant, tu n'arrives à te lier à personne. Tôt ou tard, les gens finissent par se rendre compte de ton insignifiance."

Un frisson parcourut mon échine à nouveau. Je secouai la tête d'un air dédaigneux. Etais-je en train de parler d'elle ou de moi ? Tout se mélangeait dans mon esprit depuis qu'elle avait franchi ces murs. Par sa seule présence, elle avait mis en lumière tout ce qui était détraqué dans ma vie. Elle faisait ressurgir toutes mes craintes, mes faiblesses et mes doutes. Je souhaitais qu'elle s'en aille à tous prix avant que la situation n'empire.

"Comment arrives-tu à te supporter, Athéna ?" demandai-je en plongeant brusquement mon regard glacé dans le sien.

Un sourire torve naquit sur mon visage tandis que j'ajoutai :

"On dirait que c'est moi qui pose les questions, tout compte fait."

Elle était sûrement en train de regretter d'être venue. Tant mieux. Elle allait repartir d'autant plus vite.

Athéna m'avait percée à jour. D'une certaine manière, je l'avais fait exprès. Une part de moi voulait qu'elle comprenne l'ampleur de mes tourments. Ils étaient bien trop lourds à porter seule.

J'avais laissé échappé une petite exclamation pleine de rancoeur quand la déesse avait mentionné qu'elle avait tourné le dos à tout le monde. Ainsi, je n'avais vu que la partie émergée de l'iceberg. Je n'étais pas un cas isolé. Elle avait été aux abonnés absents pour le reste de sa famille également. Pour quelle raison ? Qu'est-ce qui l'avait poussée à s'éloigner aussi subitement de tous ses proches ?

"Ah, c'est pour ça que t'as une sale gueule, alors. Je comprends mieux." lançai-je à sa répartie sur la glace.

Un rictus cinglant fendit mon visage morose, qui disparut très vite tandis que j'entendais sa dernière question.

"Je ne vis pas, c'est ça mon secret." fis-je avec tout le sarcasme du monde. "J'ai été contrainte de mettre mon existence de côté pendant quelques temps. Il faut savoir le faire quand on sert une cause plus grande que la sienne. Je suppose que tu ne saisis pas ce genre de sacrifices."

Je me levai et contournai le bureau lentement avant de m'appuyer dessus, sans cesser de fixer Athéna.

"Cessons de tourner autour du pot. Qu'est-ce que tu veux de moi ?"

Je ne pouvais croire que son retour était purement amical. Depuis toujours, j'étais méfiante, et le fait de m'entourer que de murènes et de requins n'avait pas encouragé ma sociabilisation. Puisque je me doutais qu'elle allait me servir ses habituelles salades, j'appuyai sur le bouton de mon téléphone multifonctions et articulai, mauvaise tout en observant la déesse :

"Une indésirable se trouve dans mon bureau. Une sorte de punaise ou d'araignée."
"Bien, Mademoiselle. Je vous apporte de l'insecticide." répondit une assistante dont j'ignorais le nom, depuis l'intercom.

Puis je coupai la communication et levai les yeux vers Athéna.

"C'est une phrase codée. En réalité, je viens de sonner la cavalerie. Dans moins d'une minute, une esquad de gros bras va débarquer pour te mettre aux arrêts. Si tu veux éviter ce désagrément, je te conseille de me répondre, et vite. Je peux encore annuler la procédure."

Même avec la guerre pour attribution, je doutais qu'elle veuille changer mon bureau en champ de bataille.

L'eau m'enveloppa de toutes parts, me coupant le souffle un bref instant. Je ne m'y étais pas attendue, et même si je ne l'aurais pas montré pour tout l'or du monde, j'étais reconnaissante à Athéna de l'avoir fait. Elle avait su précisément quel acte accomplir pour me rafraîchir les idées. Elle était la seule à parvenir à me surprendre, tout en me touchant exactement là où il fallait.

L'onde avait un pouvoir absolu sur moi. Etait-ce ainsi pour toutes les sirènes ? L'eau avait le don d'apaiser mes colères, tempérer mes doutes, assagir mon tempérament. Quand je plongeais dans l'océan, je laissais derrière moi la cruauté et la fureur. Je devenais une chose souple, mobile, entièrement régie par son intuition. Lorsque je donnais la mort, c'était uniquement pour me nourrir.

Et quand je refaisais surface, je retournais en enfer.

Je t’ai déjà dit pourquoi j’étais ici. Toi. Mais tu as si peu l’habitude que ça soit le cas que je comprends.

Les paroles d'Athéna ondulaient autour de moi au rythme des flots. Je me sentais portée, bercée. Comment faisait-elle pour me connaître aussi bien ? Nous avions passées si peu de temps ensemble, pourtant... Ca n'était pas cohérent. Je n'aimais pas être à la merci d'une personne qui m'avait abandonnée, trahie...

Malgré tout, une part de moi souhaitait y croire. Mon intuition. Se confondant avec le bruit des vagues, elle me murmurait de lui faire confiance. Il était encore temps...

Mon visage creva les flots, doucement. J'aperçus la déesse assise sur la plage. Elle avait changé de vêtements pour une tenue plus confortable. Je décidai de me débarrasser de mon tailleur. Je détestais ce genre d'habits, de toutes façons. M'en défaire revenait à me libérer d'un carcan. Puis, je me décidai à la rejoindre sur le sable.

Les palmiers, l'océan de couleur verte, le ciel d'un bleu vertigineux, la plage de sable blanc... Tout indiquait que nous étions aux alentours des Tropiques. J'avais visité le monde entier. Ca ne m'empêchait pas de toujours m'émerveiller devant les jolies choses, même si je me composais une expression hautaine et distante. Peu m'importait où nous nous trouvions, en fin de compte. Près de l'océan, j'étais chez moi.

Brusquement, je m'assis à côté d'Athéna et ramenai mes jambes trempées contre moi. La douce brise et le soleil auraient vite fait de me sécher. Je ne portais plus que des sous-vêtements ainsi que ma chemise blanche.

Après quelques secondes à me mordre l'intérieur des joues, pestant contre mon amertume, j'articulai d'un ton sec :

"De quoi veux-tu que l'on cause ?"

Ca me coûtait énormément de lui poser cette question, mais j'avais envie d'explorer ce petit ruisseau ensoleillé qu'elle venait de faire naître entre nous.

Je t’ai déjà dit pourquoi j’étais ici. Toi.

Cette simple petite phrase me faisait tout chaud dans le ventre. Je ramenai mes cheveux trempés sur l'une de mes épaules tout en gardant mon air renfrogné. Même si dans ma cage thoracique, mon coeur s'emballait.

Le sable collait contre ma peau mouillée. La majorité des gens n'aime pas cette sensation ; moi si. J'apprécie beaucoup de choses que les autres détestent. Pendant longtemps, j'ai cru que c'était toutes ces différentes qui faisaient de moi un monstre. J'ignore toujours ce qui crée un décalage avec les autres. Peut-être est-ce mon côté sirène ? Quoi qu'il en soit, je ne serais jamais comme eux. J'ai tiré un trait sur ça.

La présence d'Athéna me réconfortait. Je n'avais plus peur de le montrer, encore moins de le penser. L'amertume me dévorait toujours le coeur -il faudrait longtemps avant que je passe l'éponge. Malgré tout, je prêtais une oreille attentive à ses paroles. Je posai la joue contre mes genoux repliés, le visage tourné vers elle. Le sable croquait entre mes orteils crispés.

"J'ai hérité de la société de mon père." expliquai-je à voix basse, presque blasée. "Je ne suis pas vraiment PDG... La firme est gérée par Vanessa Poulypous, une espèce de c*nnasse en talons aiguilles. Elle fait la pluie et le beau temps à Blackstorm Corp."

Je marquai une pause, affichant une moue écoeurée.

"Je suis pas débile, je sais qu'on m'a mise dans un bocal." maugréai-je. "Cette tour, le dernier étage, ce bureau high-tech... C'est le décor de l'aquarium."

Un soupir m'échappa. Je déroulai mes jambes pour les laisser tomber dans le sable devant moi.

"Je pensais changer le système de l'intérieur mais... apparemment, je me suis fait trop de films : je suis carrément nulle à ce jeu-là."

J'attrapai un coquillage vide non loin de moi et le lançai à plusieurs mètres. Il atterrit dans l'eau dans un plouf! et disparut à jamais. Sûrement ce qui allait m'arriver très bientôt, si je continuais de m'attaquer à de trop gros poissons.

"Et toi ? Il s'est passé quoi dans ta vie de craignos ?" demandai-je en coulant un regard dépité et narquois vers la déesse. "C'est pas pour compter les points, mais à mon avis, j'ai de l'avance."

J'esquissai l'ombre d'un rictus amusé. Autant rire de nos malheurs.