Oui, Jack Frost avait sans doute, comme énormément de personnes en ville, eut droit à une nouvelle chance grâce au Sort Noir de Regina. Amelia était de cet avis aussi, et soulagée de le savoir hors de danger d'être oublié (doutant cependant qu'Aster puisse l'oublier au vu des plaisanteries qu'il semblait fréquemment lui destiner), opina franchement son approbation. Mais elle arrêta bien vite d'opiner quand il comprit (ou fit semblant de comprendre) que son offre concernant la chambre froide n'était pas désintéressée. Et quoique presque certaine que Jack plaisantait, Amelia se sentit le devoir d'éclaircir la situation avant d'être totalement mortifiée.
- C'en est pas une, c'est seulement de la sympathie pour vous qui ne supportez pas la chaleur. Et puis mon cœur est déjà pris, affirma la commerçante en agitant sa main gauche où trônait fièrement son alliance. Et fidèle, ajouta-t-elle avant que la conversation ne s'aventure sur le terrain des plans à trois ou de l'adultère. Mais je n'en suis pas moins désolée pour votre relation compliquée, conclut-elle, sincère.
Bien que de nature curieuse, Amelia ne posa pas davantage de questions, ce qui ne l'empêchait pas d'être prête à l'aider à panser son cœur que ce soit en le conseillant ou en l'écoutant. Puisqu'April ne semblait pas vouloir de ce type d'aide, la pâtissière s'était résolue à la proposer à d'autres personnes ( ou plutôt à encourager, de par son empathie, les gens à lui demander cette aide.
Sauf que Jack ne semblait avoir besoin ni de l'un, ni de l'autre et qu'il n'y avait qu'avec les membres de sa famille qu'Amelia se montrait insistante pour apporter son secours. Mais que devait-elle comprendre à le voir agiter son bâton en disant qu'il avait tout ce qu'il lui fallait à la maison ? Que le bâton magique remplaçait une dulcinée ? Amelia préférait ne pas engager ses réflexions sur ce terrain là et chassa bien vite ces images mentales, se concentrant plutôt sur le scintillement magique dudit bâton.
- Vous avez aussi plein d'enfants à amuser en faisant tomber la neige, renchérit la commerçante pour éloigner la conversation du dessous de la ceinture (en évitant, notamment, de dire que le bâton pouvait amuser les enfants car sinon ils ne s'en sortiraient jamais).
Elle eut toutefois l'impression qu'un ange passa et que le silence était devenu particulièrement gênant. Heureusement, Jack avait de nombreuses connaissances sur les origines de Noël à lui partager, de quoi définitivement arrêter de penser des pensées perverses et de s'en vouloir de les avoir en tête.
- Mais non ! l'encouragea Amelia de sa voix aussi chaleureuse que la savane. Je suis sûre que c'est presque ça ! Ma plus grande sœur m'avait expliqué, une fois, que les Romains avaient une fête entre le 21 et le 25 décembre et qu'au moment de christianiser la Terre les... euh... les gens qui ont répandu le christianisme ont repris la date pour ne pas perturber les non chrétiens et qu'ils assimilent plus facilement les nouvelles fêtes ! Vous voyez, vous savez des tas de choses ! Et de toute façon on n'y était pas quand c'est arrivé alors on a le droit de ne pas avoir des informations très exactes !
La commerçante ponctua cette conclusion d'un vaste sourire qu'elle garda vissé à ses lèvres même quand une part de son esprit réalisa que les Gardiens des fêtes n'étaient probablement pas nés dans les années 1980 et qu'avec un peu de (mal)chance, Jack était né avant l'Empire romain. Alors, évidemment, elle espéra que ce n'était pas le cas pour ne pas, malgré elle, l'avoir davantage enfoncé dans ses doutes. Même si avoir été un contemporain de l'Empire romain ne signifiait pas avoir été là au moment du choix de la date du 25 décembre pour Noël.
De la même façon, avoir été une lionne dans son autre vie ne signifiait pas y ressembler encore dans celle-ci, quelque chose dont Jack, qui l'observait attentivement comme pour discerner le félin derrière la femme, semblait avoir particulièrement conscience. Il se disait fasciné et tout sur son visage l'indiquait également, ce qui continuait de troubler Amelia. D'ordinaire, elle ne fascinait personne.
- Je préfère avoir une apparence totalement humaine, répondit-elle, mal à l'aise de s'imaginer à un stade intermédiaire de transformation. Et que personne ne fasse jamais d'expériences sur le sujet, ajouta-t-elle pour abonder dans le sens de Jack.
Grâce à Cassie, Amelia connaissait une petite bande sympathique de scientifiques très doués qui, heureusement, n'avaient, à sa connaissance, jamais émis l'envie de travailler sur le Sort Noir. Ils étaient, il faut dire, tous trop cartésiens pour vouloir d'emblée s'intéresser à la magie et sa non familiarité. Eh bien c'était très bien comme ça !
Puis Amelia pensa à son beau frère, que jamais aucun des lions de la tribu n'avait pardonné pour ses agissements alors qu'en ville il était devenu un psychiatre particulièrement respectable, et respecté, aux dernières nouvelles, doublé du maire de la ville pendant quelques temps. Il lui avait dit avoir changé et, n'ayant aucune preuve contraire, la quadragénaire était prompte à le croire car c'était en accord avec sa personnalité. Quand on était adepte des secondes chances, il fallait accepter d'en donner à tout le monde, y compris à ceux qui nous avaient fait beaucoup de mal.
- Je comprends, commenta-t-elle néanmoins, soudain plus sérieuse.
L'attitude de Jack faisait, en fait, écho à l'attitude des autres membres de la tribu, April en tête.
- C'est pas moi qui vais vous forcer à croire autrement, il y a aussi eu des heures sombres dans mon histoire d'avant, poursuivit Amelia.
Et même dans mon histoire d'ici, ajouta-t-elle mentalement en songeant au mal que la boucle temporelle du Sort Noir l'avait forcée à subir pendant vingt huit ans avant de penser aux autres épreuves que la vie lui avait ensuite infligé. Et pourtant ces malheurs n'avaient jamais eu raison de l'optimisme et de la bonté d'Amelia. Peut-être même qu'ils l'avaient conduite à être encore plus gentille, la principale critique qu'elle entendait à ce sujet. Elle fut néanmoins touchée qu'en dépit de tout Jack lui conseille de rester comme elle était.
- Oh oui, vous avez raison ! s'empressa-t-elle de s'écrier. Les couleurs, la joie et tout ça, j'adore ! Vous en faites pas, je comptais pas changé ! Et vous non plus j'imagine ? s'enquit la commerçante en repensant à la vitrine d'Aster et à sa patience qui s'usait rapidement. Essayez quand même de ne pas trop user la patience des gens avec vos plaisanteries... D'ailleurs, qu'est-ce que vous allez vendre dans votre boutique de farces et attrapes avec votre associé ?
Maintenant qu'en dépit d'un mauvais départ (ou du moins d'un départ peu encourageant pour aboutir à une relation amicale) Jack avait réussi à plaire à Amelia, autant s'informer sur la nouvelle boutique qui ouvrirait bientôt ses portes dans la rue.

Jack ne pouvait évidemment pas savoir que le cœur d'Amelia était pris par quelqu'un qui n'était plus (ce qui l'avait même libérée des vœux sacrés du mariage mais la pâtissière ne voulait pas y penser), aussi elle ne lui en tint pas rigueur. Ils n'avaient pas besoin de développer la conversation dans ce sens, ils pouvaient très bien parler de l'Empire romain à la place ou de carrément autre chose ! Par expérience, Amelia savait que les garçons de l'âge (en tout cas physique) de Jack ne parlait pas de leur vie amoureux en long, en large et en travers avec une quadragénaire comme Amelia.
Cette dernière ne s'étonna pas d'apprendre qu'il ne comptait pas changer qui il était, ça allait bien avec ce qu'Amelia avait déjà découvert de sa personnalité au cours de leur échange peu banal et presque philosophique. Il fallait sans doute y croire vraiment et le vouloir au moins tout aussi fort pour, sinon changer, au moins améliorer sa nature profonde et l'ancienne lionne devait bien avouer ne jamais s'y être très sérieusement essayé, comme si elle se complaisait dans ses défauts les plus marquants (pour le plus grand bonheur de son entourage). Elle n'enviait toutefois pas Aster qui subissait les blagues du "farceur et espiègle" Jack, ainsi qu'il se présentait lui-même, depuis...
Sans doute longtemps, songea-t-elle quand il ne fut pas en mesure de terminer son raisonnement. Tant pis, ce serait la petit frustration des commérages de la journée. Amelia pourrait s'en remettre et était, de toute façon, plus intéressée par le commerce de son nouveau voisin professionnel que par la liste (qu'elle imaginait longue) de ses méfaits passés et plus ou moins sans conséquences.
Malheureusement, la frustration d'Amelia se poursuivit quand Jack ne révéla pas davantage d'informations sur les farces et attrapes qu'il allait vendre. Certes, parce qu'en tant que pâtissière elle proposait une carte relativement longue aussi (surtout si on lui demandait de citer touuuuuuuuutes les douceurs en vente à La Pelle à tartes), la commerçante comprenait et compatissait à la longueur de l'exercice, mais elle, elle se serait volontiers prêtée au jeu. C'était sans doute là l'une des autres différences majeures entre Jack et Amelia : elle était très bavarde, si bien qu'elle aurait pu parler de sa boutique pendant trois heures sans être soulée, et pas lui.
Ou bien il s'agissait d'une technique commerciale maligne pour ne pas tout révéler sur le trottoir d'en face avant l'ouverture et forcer Amelia à mettre les pieds dans la boutique et se laisser (peut-être) tentée par quelques achats. Même si la commerçante ne voyait vraiment pas ce qu'à son âge elle pourrait bien faire de farces et attrapes, elle devait bien admettre, avec un peu de recul, que la stratégie, si elle était avérée, était loin d'être bête. Jack aussi d'ailleurs.
Et comme elle aussi il semblait très spontané, au point de proposer non seulement de rentrer au chaud (ce qui était une bonne idée) mais aussi de lui offrir le café qu'elle vendait (ce qui n'était pas banal).
- Oui, faisons ça, acquiesça la pâtissière qui, en tant qu'ancienne lionne supportait bien moins le froid que le Gardien de l'Hiver (chacun sa spécialité après tout). On fait aussi salon de thé - et de café, précisa la jeune femme en tournant les talons vers l'entrée de sa boutique où Jack la suivit.
Amelia lui épargna toutefois le discours sur les pandaccinos de sa salariée, Cassie, parce que ce n'était présentement pas utile d'en parler.
La chaleur agréable de la boutique eut un effet instantané sur le bien-être d'Amelia dont tous les muscles, crispés par le froid, se détendirent d'un seul coup. Soupirant d'aise, elle huma la bonne odeur sucrée qui émanait toujours de La Pelle à tartes et passa de l'autre côté du comptoir, prête à servir son voisin.
- Café, expresso, long, court, macchiato... Vous le voulez comment, votre café ? demanda-t-elle à Jack comme s'il était un client ordinaire, par souci de professionnalisme.
Elle s'en ferait passer un également, mais après le sien. Le client n'était peut-être pas totalement roi, en tout cas pas au sens de la royauté qu'Amelia avait connu quand on l'appelait encore Diku, mais il était assurément prioritaire sur ses propres besoins.
Car c'était ainsi qu'Amelia avait toujours fonctionné et ce, dès sa première vie sur la Terre des Lions. Le bien-être voire le bonheur des autres passait toujours (ou quasiment toujours) avant le sien. Elle n'était pas le personnage principal de sa propre vie mais agissait comme une version américaine d'Amélie Poulain, œuvrant pour les autres avant d'œuvrer pour elle. Parfois, avec le recul, elle s'en mordait les doigts. Mais la plupart du temps, elle en tirait une profonde satisfaction qui contribuait également à son bonheur. Les gens avaient dû finir par comprendre le fonctionnement de la pâtissière car Jack n'était pas le premier à lui demander un conseil, ni le premier à le faire très sérieusement au détour d'une conversation qui n'avait pas commencé sur ce ton. Il ne serait probablement pas le dernier, d'ailleurs.
- On parle toujours d'Aster, je suppose ? demanda-t-elle en souriant et avant de répondre, ne voyant pas de qui d'autre il aurait pu être question puisqu'il était question du chocolatier grognon (mais si tendre au fond) depuis qu'ils avaient commencé à se parler. Ca date pas d'hier en tout cas votre affaire ! Ca aurait probablement été plus facile pour vous de réparer vos torts si vous vous y étiez pris plus tôt mais comme on dit : vaut mieux tard que jamais, déclara la pâtissière avec optimisme. Si j'étais vous je commencerais par faire des excuses. De vraies excuses, j'entends, pas simplement dire "je suis désolé". Je montrerais que j'ai compris pourquoi ma très mauvaise blague a causé cette situation, je ferais preuve d'empathie à son égard. Parce que j'imagine que vous l'avez blessé ou agacé ou que vous n'avez pas respecté quelque chose qui lui tient à cœur et que vous n'auriez pas aimé, sans doute, qu'il ne respecte pas... disons votre bataille de boules de neige annuelle ?
Amelia n'était pas très certaine de l'exemple choisi mais elle ne connaissait pas grand-chose de Jack et pouvait surtout dire qu'il tenait à son rôle de Gardien de l'Hiver.
- Ensuite je n'essayerais pas de m'imposer à tout prix dans sa vie, surtout celle d'Aster, poursuivit la commerçante. Si vous en faites trop ça n'aura pas l'air sincère car ça n'aura pas l'air d'être vous. Mais ça ne vous empêche pas d'avoir de petites attentions bienveillantes envers lui. Je crois en fait que la clé dans tous les cas c'est de faire preuve d'empathie envers l'autre, que ce soit Aster ou n'importe qui, parce que quand on se met à la place de l'autre on a quand même moins de chance de mal faire, non ?

Amelia n'était pas du genre à se formaliser parce qu'on avait des gargouillements d'estomac quand on entrait dans sa boutique, bien au contraire. La pâtissière trouvait même cela flatteur car c'était le signe que les produits qu'elle vendait mettait l'eau à la bouche de ses clients et il valait mieux ça que de leur donner envie de vomir.
- Vous en faites pas, le rassura-t-elle tranquillement avant de commencer la préparation de l'expresso qu'il demandait.
Si Amelia avait tenu une boulangerie, généreuse comme elle l'était, elle aurait probablement offert les croissants ou les pains au chocolat, même si ce n'était pas réellement bon pour les affaires (quoique ce soit une attitude excellente pour fidéliser les clients). Malheureusement La Pelle à tartes n'était qu'une pâtissière faisant office de salon de thé et ne proposait, de fait, pas réellement de petit-déjeuner. Amelia avait beau avoir l'énergie de trois femmes dans son tout petit corps, elle n'en était pas moins une simple mortelle qui, de fait, ne pouvait pas tout faire.
A vrai dire la commerçante faisait sans doute bien assez de choses comme ça sans en plus s'en rajouter. Outre ses pâtisseries, elle offrait à qui le demandait (et Jack faisait en cela un excellent exemple) ses conseils bienveillants qu'il s'agisse de réparer une amitié, de déclarer sa flamme ou bien encore de la raviver. Amelia n'avait pas son pareil pour se soucier des autres, parfois au détriment de sa propre personne. Elle ne comptait jamais le temps qu'elle prenait à dispenser son aide qui ne s'arrêtait bien souvent pas au seuil de sa boutique. Et elle avait en elle suffisamment de bienveillance pour accepter qu'on ne suive pas toujours ses conseils, ce dont Jack également pouvait à présent témoigner.
- Peu importe qui a commencé et qu'est-ce qui a commencé votre mésentente. Si vous n'acceptez pas de vous conduire en adulte et de prendre votre part de responsabilité dans toute cette histoire SANS par derrière venir lui refaire des reproches, la situation n'évoluera pas. Bien sûr, ça ne me regarde pas vraiment, et je dirais même que ça n'a aucun impact sur ma vie si vous et Aster restez en froid toute votre vie, mais si vous tenez à réparer cette relation, vous n'y arriverez pas avec ce genre d'attitude. Vous pourriez au moins regretter que votre relation se soit détériorée si vous n'avez pas envie de regretter ce que vous avez bien pu lui fiare. C'est tout ce que je dis, conclut Amelia en se tournant de nouveau vers Jack pour déposer son expresso sur le comptoir avant de lui tourner à nouveau le dos pour se préparer un allongé qui lui donnerait un bon coup de fouet à elle aussi.
Très empathe elle-même, Amelia ne manqua pas de remarquer que son laïus sur l'empathie n'avait pas spécialement convaincu Jack (même si sa bouche disait le contraire) et le regretta. Il ne donnait pas l'impression d'être réellement prêt à faire des efforts pour que sa relation avec Aster évolue, si bien qu'elle se demandait si ce n'était pas tout simplement peine perdue que de lui donner des conseils à ce sujet. Par expérience et même si elle n'avait pas toujours voulu le reconnaitre, Amelia savait qu'il ne servait à rien d'aider quelqu'un qui n'avait pas réellement envie d'appliquer les conseils qu'on lui prodiguait. Pourtant, elle était décidée à continuer encore un peu, au moins, car Jack se livrait davantage au fil de ces conseils, ce qui lui permettait un peu mieux de saisir ce qui le séparait d'Aster et pourquoi il en était ainsi.
- On peut être très bons amis avec des gens très différents de nous, vous savez. Moi, par exemple, enchaina Amelia, jugeant que son explication serait d'autant plus parlante si elle n'était pas seulement théorique, en récupérant son propre café avant de s'adosser au meuble sur lequel était la machine. Je suis très copine avec Regina Mills alors que je ne suis ni une ancienne méchante reine, ni une sorcière badass, ni experte en malédictions. En fait, ce qui nous a rapprochées c'est qu'on fait toutes les deux très bien la pâtisserie. Elle a travaillé ici pendant quelques temps, à la fin de dernier mandat de maire. Et de fil en aiguilles nous avons découvert que nous avions d'autres intérêts en commun comme la férocité avec laquelle nous défendons notre tribu ou notre propension à nous attirer nous mêmes des ennuis. En fait je pense que c'est très sain de s'entourer aussi de personnes différentes. Ca nous ouvre l'esprit. Vous savez, Aster et moi on s'entend bien mais on n'a pas du tout le même caractère, pourtant.
Cette dernière affirmation, Amelia espérait que Jack avait pu l'observer sans qu'elle ne le lui dise tellement c'était évident. Ce qui l'était également c'était que Jack cherchait à attirer l'attention d'Aster comme les enfants très jeunes cherchaient généralement à attirer celle de leurs parents. Puisque Jack n'était plus un enfant depuis longtemps, ça pouvait en partie expliquer la constance de ses échecs, bien qu'Amelia ne se serait jamais permis de formuler sa pensée de cette manière (Deborah si, ndlr).
- Vous devriez peut-être trouver d'autres façons d'attirer l'attention d'Aster que les plaisanteries si c'est ce que vous recherchez, conseilla-t-elle après un temps. Vous attireriez peut-être une autre forme d'attention et donc une autre forme de considération si vous étiez moins dans la mise en scène et la représentation et davantage dans l'authenticité et le partage de valeurs communes, ajouta la commerçante juste avant que Jack n'émette un grand soupir blasé ou lassé comme pour lui indiquer qu'il avait reçu sa dose de conseil - ce que d'ailleurs il ne tarda pas à exprimer plus clairement.
L'instant d'après, Amelia se félicita que pour "apprendre à connaitre ses nouveaux voisins", ainsi que Jack le formulait, le gardien n'ait pas eu l'idée de venir coller des affiches sur la vitrine de sa boutique. Parler, ça allait très bien à la pâtissière, qui savait alimenter une conversation aussi bien qu'elle savait alimenter sa famille. Malheureusement, parce qu'elle se trouvait somme toute très ordinaire, Amelia avait bien peur de ne pas parvenir à totalement satisfaire la curiosité de Jack. Elle se promit toutefois de faire au mieux, ne rechignant jamais, malgré son humilité, à parler d'elle quand on le lui demandait.
- C'est le Sort Noir qui a fait de moi une pâtissière mais il a très bien fait, de ce côté-là, assura la commerçante en opinant entre deux gorgées de café. Je me suis toujours épanouie dans ce domaine, même dans mes faux souvenirs, ajouta-t-elle sans pour autant raconter les aspects moins épanouissants du sort, car il y en avait eu pour elle comme pour les autres. Voyez le bon côté des choses : au moins quand vous étiez glacier l'été vous aviez de quoi vous rafraichir, poursuivit-elle en songeant qu'elle n'était manifestement jamais tombée sur lui en train de vendre ces fameuses glaces. Je me souviens quand vous avez été maire, par contre, enchaina Amelia avec davantage d'enthousiasme. J'ai perdu les élections cette année-là mais vous devez pas vous en souvenir, je crois que je n'ai pas réellement marqué la ville avec mes idées politiques. C'est pas grave, assura la commerçante même si ce n'était pas tout à fait la vérité et que son égo déjà fragile avait pris un coup supplémentaire à chaque échec politique. Par la suite j'ai pu être la secrétaire de Hadès pendant son mandat, c'était sympa aussi et il ne manquait jamais de stylos ou de papier pour faire ses contrats qu'il adore tant ! C'était une belle expérience, commenta la jeune femme davantage pour elle-même que pour Jack. D'une certaine façon je pense que je dois vous remercier d'avoir lancé la carrière politique de Hadès puisque ça m'a permis d'être au contact des citoyens pendant un an et d'essayer de les aider ! Vous ne regrettez pas de ne pas être resté plus longtemps à la tête de la ville ? Si je me souviens bien c'était pas mal ce que vous proposiez dans votre programme. Rafraichissant, je dirais même.
Ce dernier commentaire étira la bouche d'Amelia en un sourire espiègle quand elle s'aperçut du choix judicieux de vocabulaire.

Amelia n'était pas entièrement convaincue par les arguments de Jack contre l'âge adulte, tout comme elle n'était pas convaincue qu'il ne soit pas quand même atteint d'un syndrome de Peter Pan mais elle décida, pour sa santé mentale, de ne pas chercher à argumenter contre lui. Certes, elle ne le connaissait que depuis peu mais elle avait déjà pu découvrir que dans le genre têtu, il pouvait concurrencer Aster : quand Jack avait une idée dans la tête, il ne l'avait pas ailleurs, comme on dit ! Alors pourquoi se triturer davantage les méninges ou essayer de lui faire saisir les bons côtés (car il y en avait) de la vie d'adulte ? La journée serait suffisamment longue et fatigante sans qu'Amelia ne se rajoute du travail. En outre, il avait demandé ses conseils, elle les avait données et avait, en cela, rempli sa part du contrat.
- C'est pas grave si vous ne vous rappelez pas, assura la pâtissière d'une voix chaleureuse.
Il faut dire qu'Amelia avait l'habitude de ne pas spécialement marquer les esprits et ne s'était pas réellement attendue au contraire. Dans ce contexte-là, ça n'avait pas été elle la "star", si l'on peut dire. Il était parfaitement compréhensible que sa présence ait été éclipsée.
Aujourd'hui, en revanche, elle était seule avec Jack, ce qui facilitait forcément la conservation de souvenirs à long terme. Que Jack déclare que maintenant il se souviendrait pour toujours d'elle était non seulement plus compréhensible (en tout cas pour la basse estime qu'Amelia avait d'elle-même) mais lui apportait un petit réconfort orgueilleux qui ne lui faisait pas de mal. Même si les promesses pour l'éternité n'étaient pas les plus simples à tenir.
- Eh bien... Je ne savais pas qu'on était en train de vivre un moment, avoua-t-elle, presque gênée, mais de façon plaisante. Enfin, si, bien sûr, je vois bien que vous êtes là et moi aussi et qu'on discute depuis un petit moment mais pour moi un moment c'est un instant plus capital que... ce moment, conclut maladroitement la pâtissière en fronçant légèrement les sourcils.
N'était-elle pas en train de les embrouiller tous les deux ?
- En fait ce que je veux dire c'est que j'avais l'impression que cet instant était plutôt insignifiant au regard d'une vie entière mais je suis ravie de voir que je m'étais trompée, reprit-elle en souriant encore davantage avec l'impression que cette fois elle avait réussi à transmettre le fond de sa pensée.
Jack, lui, était plus direct quand il parlait. Et quand il ne voulait pas parler de quelque chose, par exemple de son mandat en tant que maire de la ville, c'était encore plus criant. Mais pas étonnant. Pas maintenant qu'il avait exprimé sa vision plutôt pessimiste de la vie d'adulte. N'y avait-il pas, après tout, métier plus adulte que celui d'homme politique ? Même Amelia s'était étonnée elle-même quand elle avait pris conscience de ses propres inspirations municipales, elle qu'on disait très jeune dans sa tête et pas toujours à la manière d'un compliment. On la disait aussi très généreuse et gentille (là encore pas toujours dans le but de lui faire un compliment) et c'était en grande partie ces traits de caractère qui lui avait donné envie de se lancer. N'y avait-il pas meilleur moyen de changer les choses, certes pas dans le monde entier mais au moins au niveau de la ville où elle résidait, qu'en prenant les commandes ? Amelia n'avait sans doute pas la mesquinerie et les ambitions nécessaires pour gravir rapidement les échelons et devenir maire mais les intentions et les projets, elle les avait.
Sauf qu'il n'y avait qu'elle pour s'en apercevoir, manifestement. D'ailleurs, ses clients habitués parlaient rarement de politique avec elle, préférant parler de leurs familles et de leurs problèmes sentimentaux, trouvant en Amelia une oreille attentive et compatissante à toutes ces histoires. C'était déjà un bon début, en tout cas, mieux valait voir les choses de cette façon.
- Oui, c'est une bonne explication, surtout pour quelqu'un qui ne compte pas changer de nature de si tôt, lui concéda Amelia en chassant toutes ces pensées de son esprit à l'aide d'une grande gorgée de café pour se concentrer de nouveau sur Jack...
... qui ne manquait pas d'idées, décidément !
Après s'être improvisé professionnel de l'affichage publicitaire au grand damne d'Aster, voilà qu'il voulait se faire apprenti pâtissier pour la journée ! C'était... en fait pas si surprenant venant de lui. Il avait l'air encore plus spontané qu'Amelia, du genre à mettre en œuvre, si possible, toutes les idées qui lui passaient par l'esprit. Evidemment que sa présence prolongée à La Pelle à tartes l'avait inspiré !
Son autre talent, c'était la manière dont il présentait sa requête pourtant peu banale, difficile à réaliser, qui demandait à Amelia de prendre un vrai risque professionnel pour ses affaires et sa réputation (deux choses auxquelles elle tenait) et potentiellement capable de rendre la journée interminable. Mais il demandait avec l'innocence d'un enfant qui voulait seulement faire des choses qui lui faisaient plaisir, sans avoir totalement conscience de tout ce que ça pouvait bien impliquer d'adulte (et c'était bien normal puisqu'il fuyait le monde adulte).
- Vous savez, commença Amelia qui n'avait pas encore pris sa décision finale quant à cette demande, on ne s'improvise pas pâtissier ou vendeur en pâtisserie en vingt minutes. C'est un vrai métier, avec des techniques, des exigences, une qualité de travail attendue... Comprenez que j'ai une boutique à faire tourner pour vivre, je ne peux pas vous superviser comme si vous étiez au centre aéré en train de faire de la pâte à modeler...
Ici Amelia s'arrêta, se demandant si cette comparaison était vexante, puis reprit :
- Sans vouloir vous offenser.
Un sourire plus tard, et sans encore avoir tranché la question, la pâtissière poursuivit, contente de pouvoir apporter un éclairage à Jack sur son domaine de prédilection :
- Jérôme Carême, l'inventeur de l'éclair l'a appelé comme ça parce que la pâtisserie se mange en un éclair et aussi parce que son glaçage est brillant comme l'éclair. Et pour les religieuses c'est parce que la couleur rappelait celle de la robe des nonnes. Voilà, mystère résolu, rien à voir avec la forme ! conclut-elle avec une petite révérence.
Malheureusement le sourire d'Amelia vacilla seulement quelques secondes après, quand Jack émit l'idée (la plaisanterie, enfin, elle l'espérait) de se spécialiser dans le chocolat pour faire couler Aster puis l'aider pour qu'il lui soit redevable. Pas vraiment l'idée qu'elle se faisait d'une réconciliation entre les deux gardiens.
- C'est pas ce que j'appellerais une super idée, commenta-t-elle en lui adressant une moue contrite. J'ai pas tellement envie de contribuer à votre plan machiavélique contre l'Easter Egg.
Heureusement (pour Jack), comme Amelia était une bonne pâte, le meilleur aspect de sa nature profonde reprit rapidement le dessus :
- Ecoutez, faire tourner une pâtisserie c'est beaucoup de travail et vous me renvoyez un peu l'image de quelqu'un qui prend beaucoup de choses à la légère mais si vous êtes VRAIMENT capable et j'insiste sur le VRAIMENT de vous concentrer suffisamment de temps, de M ECOUTER et de faire ce que JE vous dis QUAND je vous le dis, que vous n'avez pas la volonté de couler mon affaire par la suite... Je veux bien vous montrer comment on fait des éclairs. A la vanille, précisa la pâtissière qui ne pouvait éviter de se méfier des ambitions chocolatées de Jack.
Il n'avait pas l'air le mieux placé pour comprendre qu'elle avait investi énormément d'argent pour ouvrir sa boutique, qu'il lui avait fallu, dans ses faux souvenirs, contracter un emprunt sur vingt ans qu'elle avait fini de rembourser après la levée du sort noir et qu'Amelia travaillait bien plus que trente cinq heures par semaine pour faire marcher son affaire mais il pouvait peut-être comprendre la passion et l'implication émotionnelle de la commerçante dans son affaire.
- Vous avez des notions de base sur les mesures d'hygiène à suivre quand on travaille dans l'alimentaire ? Vous savez correctement vous laver les mains, ne pas vous toucher les cheveux ou vous gratter le nez pendant que vous travaillez la matière OU vous laver les mains SYSTEMATIQUEMENT après ? Comme je l'ai dit : j'ai pas le temps de vous surveiller comme si vous aviez six ans.